61
— Très bien. Je coupe, je feinte ; à la fin de l’envoi, je touche. C’était par une nuit sans lune, mais non sans étoiles. J’étais profondément endormi à côté de ma Livy bien-aimée lorsque quelque chose me réveilla en sursaut. La chambre n’était éclairée que par la lueur des constellations qui filtrait par les barreaux de bois de notre fenêtre ouverte. J’aperçus alors une silhouette démesurée qui se penchait sur moi, toute noire et surmontée d’une énorme tête ronde qui ressemblait à une lune calcinée. Je me dressai dans mon lit, mais avant que j’aie pu me saisir de ma lance, que je gardais toujours à portée de la main, la silhouette s’adressa à moi.
— Dans quelle langue ?
— Pardon ? Mais dans la seule que je connusse alors, ma langue maternelle, la plus belle de toutes celles qui ont fleuri sur la Terre. L’ombre ne parlait pas français avec toute la grâce et la correction souhaitables, sans doute, mais elle se faisait parfaitement comprendre.
» — Savinien de Cyrano II de Bergerac, me dit-elle en déclinant mon patronyme au complet.
» — Monsieur, lui dis-je, je n’ai pas l’honneur…
» Naturellement, mon cœur battait la chamade et je ressentais une violente envie de soulager ma vessie. Cependant, je faisais assez bonne figure. Il était visible, même à la lueur crépusculaire qui baignait la chambre d’une atmosphère irréelle, que mon visiteur n’avait pas d’intentions belliqueuses. S’il était armé, sa grande cape ne le laissait pas deviner. Bien que mon attention fût distraite par tout cela, je ne pouvais pas faire autrement que me demander pourquoi ma Livy, qui d’ordinaire a le sommeil si léger, ne s’était pas encore réveillée. Elle dormait à poings fermés et ronflait adorablement.
» — Vous pouvez me donner le nom que vous voudrez, me dit-il. Cela n’a aucune importance pour le moment. Et si vous êtes étonné que votre compagne ne se soit pas réveillée comme vous, sachez que j’ai fait en sorte qu’elle demeure assoupie. Oh, non ! ajouta-t-il en voyant que, furieux, je tentais de me redresser. N’ayez crainte, cela ne lui fera aucun mal. Elle s’éveillera normalement demain matin, sans avoir absolument rien senti.
» Je compris, à ces mots, que j’avais été moi aussi drogué d’une manière ou d’une autre, tout au moins en partie. Je ne pouvais pas me servir de mes jambes. Je ne les sentais ni lourdes ni ankylosées, elles n’obéissaient plus, tout simplement. Evidemment, j’étais outré que l’on se permît de disposer ainsi de ma personne, mais que pouvais-je y faire ?
» L’inconnu prit un siège et s’assit à mon chevet.
» — Ecoutez d’abord et vous jugerez ensuite si cela en vaut la peine, me dit-il.
» Il entreprit alors de me raconter des choses stupéfiantes dont il est évident, Jill, que tu n’as jamais entendu parler. Il m’expliqua d’abord qu’il appartenait à la race de ceux qui nous ont ressuscités. Il disait qu’ils s’appelaient les Ethiques, mais il n’a pas voulu me donner de détails sur leur histoire, leur origine et tout le reste. Il prétendait qu’il n’avait pas le temps, car s’il se faisait capturer – par ceux de sa race, comprends-tu ? – ils lui feraient passer un mauvais quart d’heure.
» J’avais évidemment un grand nombre de questions à lui poser, mais chaque fois que j’ouvrais la bouche il me disait de me tenir tranquille et d’écouter. Il m’assurait qu’il reviendrait me voir, et peut-être à plusieurs reprises, pour m’expliquer tout ce que je voulais savoir. Entre-temps, il fallait que je comprenne bien une chose. On ne nous avait pas ressuscités pour l’éternité. Nous n’étions que des cobayes dans une gigantesque expérience scientifique et lorsque cette expérience prendrait fin, nous prendrions fin nous aussi. Nous serions condamnés à mourir, pour la dernière fois et définitivement.
— Quelle sorte d’expérience ?
— Disons que c’était un peu plus qu’une expérience. Peut-être une reconstitution historique à l’échelle de l’humanité. Les Ethiques voulaient recueillir toutes les informations possibles dans les domaines historique, social, anthropologique et ainsi de suite. Ils désiraient savoir ce qui se produirait si les époques et les ethnies étaient redistribuées, comment les sociétés humaines se réorganiseraient.
» Certains groupes devaient être livrés à eux-mêmes tandis que d’autres seraient soumis à des influences parfois subtiles, parfois plus brutales et directes. Naturellement, un tel programme devait se dérouler sur une longue période de temps, peut-être plusieurs siècles, pendant lesquels l’humanité connaîtrait une immortalité relative. Mais ensuite, quand l’expérience n’aurait plus d’intérêt pour eux, hop ! fini ! nous devions retourner à la poussière dont nous étions issus.
» — Voilà qui ne me paraît pas très éthique comme procédé, monsieur, lui fis-je remarquer. S’ils ont les moyens de nous conférer la vie éternelle, n’est-il pas de leur devoir de nous en faire profiter ?
» — Votre remarque est fort pertinente, me répondit l’ombre, mais la vérité est qu’ils usurpent en partie cette appellation d’Ethiques. Malgré la haute opinion qu’ils se font d’eux-mêmes, ce sont des êtres cruels, de la même manière que vous pouvez dire que les savants humains sont cruels lorsqu’ils se livrent à la vivisection sur des animaux sans défense dans le but de faire avancer la science. Ils ne manquent pas d’arguments pour se justifier et rationaliser leurs actes. Sur ce plan-là, en un sens, ils sont irréprochables. Et il est vrai qu’à l’issue du programme, un certain nombre d’entre vous, mais très peu, deviendront immortels.
» — Comment ça ? m’étonnai-je.
» Il me parla alors longuement de l’entité que l’Eglise de la Seconde Chance désigne sous le nom de ka. Je suppose que tu en as entendu parler, Jill ?
— J’ai assisté à un certain nombre de leurs meetings, fit-elle.
— Dans ce cas, je n’ai pas besoin de te définir le ka, l’akh et tout le reste. D’après mon visiteur, la doctrine de la Seconde Chance correspondrait partiellement à la réalité. Ne serait-ce que dans la mesure où c’est à la suite d’une vision provoquée par un Ethique que le nommé La Viro a décidé de fonder son Eglise.
— J’ai toujours cru qu’il s’agissait d’une légende sans queue ni tête, déclara Jill. Je ne lui accordais pas plus d’importance qu’aux divagations des prophètes de la Terre, les Moïse, Jésus, Zarathoustra, Mahomet, Bouddha, Joseph Smith, Mary Baker Eddy et toute la bande de débiles.
— Moi non plus, affirma Cyrano, bien que je me sois repenti au dernier moment sur mon lit de mort. Mais c’était surtout pour faire plaisir à ma sœur, qui avait tant de chagrin à cause de cette histoire, et aussi à mon bon ami Le Bret. Quant à moi, au point où je me trouvais, cela ne pouvait pas me faire de mal. Je ne dis pas, comprends bien, que je n’avais pas une trouille monstre de tous les feux de l’enfer dont on n’avait cessé de me menacer. Après tout…
— Tu étais conditionné depuis ton enfance.
— Précisément. Et voilà que mon visiteur inconnu venait m’expliquer que l’âme existait. Alors que j’avais eu, entretemps, la preuve irréfutable que l’après-vie n’était pas une vue de l’esprit. Malgré tout cela, je n’excluais pas encore l’idée d’un canular monté à mes dépens, peut-être par un voisin déguisé en dieu. J’allais tomber dans le panneau et demain tout le monde rirait de moi. Comment ? Cyrano de Bergerac, le rationaliste convaincu, l’irréductible athée, se laisser prendre à un conte aussi fantastique ?
» Mais… qui aurait pu me jouer un tel tour ? Je ne connaissais personne qui possédât les moyens, sans compter les motivations, de monter une telle mise en scène. Quelle drogue était capable de me paralyser ainsi les jambes en me laissant disposer du reste de mon corps ? D’où provenait le globe opaque qui entourait, je le voyais maintenant, la tête de mon visiteur ?
» Pour la deuxième fois, celui-ci parut lire dans mes pensées.
» — Si vous êtes incrédule, me dit-il en me tendant une sorte de loupe, mettez ceci devant vos yeux et regardez Livy.
» Je fis ce qu’il me suggérait. Et quel ne fut pas mon étonnement en apercevant, au-dessus de la tête de ma bien-aimée endormie, une sphère multicolore qui semblait éclairée de l’intérieur ! Elle tournait sur elle-même et changeait continuellement de volume en émettant des prolongements, sortes de tentacules polygonaux qui se rétractaient aussitôt après leur apparition pour faire place à d’autres.
» L’inconnu me tendit alors la main et me demanda d’y laisser tomber l’objet. Il était évident, sans qu’il eût besoin de le dire, qu’il ne voulait pas que je le touche. Je respectai son désir, naturellement.
» Il fit disparaître l’objet sous sa cape et déclara :
» — Ce que vous venez de voir, c’est le wathan, c’est-à-dire la partie de vous-même qui est immortelle. J’ai choisi certains d’entre vous pour m’aider à combattre le mal qu’une partie de mon peuple est en train de commettre. C’est en fonction de vos wathans que vous avez été désignés. Voyez-vous, nous sommes capables de les déchiffrer avec autant de facilité que vous interprétez un livre d’images. Le tempérament de chaque individu se reflète dans son wathan. Peut-être ne devrais-je pas parler de « reflet » car, véritablement, le wathan et le tempérament ne font qu’un. Mais je n’ai pas le temps d’entrer dans ces détails. Ce qu’il faut que vous compreniez bien, c’est que seule une infime fraction de l’humanité atteindra le stade final et désirable de wathanité, à moins que les Ethiques n’en décident autrement, en vous accordant un sursis, c’est-à-dire beaucoup plus de temps.
» Il m’exposa alors les grandes lignes de la théorie que les Témoins de la Seconde Chance ont largement diffusée dans tout le Monde du Fleuve. A savoir que le wathan inaccompli d’un mort est condamné à errer éternellement dans l’espace et qu’il contient toute l’essence inconsciente d’un homme. Seul le wathan accompli, parvenu à son dernier stade d’évolution, peut être doté de conscience. Et pour atteindre ce stade, il faut avoir vécu à un niveau de perfection éthique, ou du moins de quasi-perfection.
» — Comment ! protestai-je. Vous prétendez que le fin du fin de cette perfection éthique consisterait à errer comme une âme en peine à travers l’espace, à rebondir sur les murs de l’univers comme une balle de caoutchouc cosmique et à être tout le temps conscient de cet horrible état mais incapable de communiquer avec une âme autre que la sienne propre ? C’est cela que vous appelez un stade désirable ?
» — Il ne faut pas m’interrompre, dit l’inconnu. Mais sachez une chose. Celui qui atteint le stade de la wathanité, ou de l’akhuité, ne demeure pas là. Il passe de l’autre côté. Il quitte ce monde.
» — Et pour aller où, s’il vous plaît ?
» — Celui qui passe de l’autre côté est absorbé dans le superwathan. Il se fond dans la seule et unique Réalité. Dans l’essence divine, si vous préférez l’appeler comme ça. Il devient une cellule de Dieu et connaît l’extase infinie et éternelle de celui qui est Dieu.
» J’étais plus qu’à moitié convaincu d’avoir affaire à un de ces panthéistes déséquilibrés qui foisonnent le long du Fleuve. Mais pour le plaisir de la discussion, j’objectai :
» — Naturellement, je suppose que cette absorption signifie la perte de toute individualité ?
» — Oui. Comment en serait-il autrement, puisque vous devenez le superwathan ? Echanger votre conscience individuelle contre celle de Dieu, celle de l’Etre Suprême, ce n’est pas une perte, c’est un immense gain, le gain ultime en vérité.
» — Mais c’est affreux ! m’écriai-je. C’est une horrible farce que Dieu réserve à ses créatures ! En quoi cette après-vie, cette prétendue immortalité, serait-elle meilleure que la mort ? Cela n’a pas de sens. Dites-moi un peu, en toute logique, à quoi sert ce wathan, ou cette âme ? Et d’abord, pourquoi nous avoir donné un wathan, si c’est pour le faire périr écrasé, dévoré, comme des mouches qui pullulent le temps d’une brève saison ? Quant à ceux qui survivent au massacre, d’après ce que vous me dites, après avoir atteint une espèce de sainteté, de béatitude, de perfection, ils s’aperçoivent au dernier moment qu’ils sont encore plus floués que les autres. Car dites-moi, perdre son humanité, sa conscience, son individualité, n’est-ce pas se faire flouer dans les grandes largeurs ? Non… si moi, Savinien Cyrano de Bergerac, je dois un jour devenir immortel, je veux demeurer moi-même au lieu de me fondre dans le corps de Dieu comme une cellule anonyme ! Anonyme et sans cervelle !
» — Comme presque tous ceux de votre race, me dit mon interlocuteur, vous parlez beaucoup trop. Cependant…
» — Il y a une troisième solution, poursuivit-il en hésitant. Et je pense qu’elle vous plaira. Je ne voulais pas vous en parler… et je ne peux pas le faire tout de suite. Le temps me manque, et le moment n’est pas encore venu. Peut-être la prochaine fois. Il va bientôt falloir que je vous quitte. Mais d’abord, je voudrais vous demander quelque chose. Etes-vous prêt à m’aider ? Puis-je compter sur votre loyauté ?
» — Vous voudriez que je vous jure fidélité sans savoir qui vous êtes ni ce que vous voulez ? Qui me dit que vous n’êtes pas Satan en personne ?
» L’inconnu éclata d’un rire caverneux et répondit :
» — N’êtes-vous pas celui qui niait à la fois l’existence de Dieu et celle du Diable ? Rassurez-vous, je ne suis ni l’un ni l’autre. Vous devez voir en moi un allié. Mon seul camp est celui de l’humanité bernée, tourmentée, bafouée. Je ne peux pas vous le prouver, malheureusement. Pas dans l’immédiat, du moins. Mais réfléchissez. Est-ce que les autres Ethiques se sont donné la peine de vous contacter ? Ont-ils fait autre chose que vous rappeler d’entre les morts, pour des motifs qu’ils se gardent bien de vous révéler ? Je vous ai choisi parmi des milliards d’autres pour vous faire participer à la lutte secrète de l’humanité. Vous n’êtes que douze élus en tout. Pourquoi vous plutôt qu’un autre ? Je vais vous le dire. C’est parce que je sais que vous pouvez m’aider. C’est inscrit dans votre wathan. Vous êtes de mon côté.
» — C’est donc joué d’avance ? rétorquai-je. Sachez que je ne crois pas au déterminisme.
» — Ce n’est pas du déterminisme. Ou plutôt, ça l’est, mais dans un sens un peu particulier, que vous trouveriez difficile à admettre ou à comprendre si j’essayais de vous l’expliquer. Je ne peux rien vous dire de plus pour le moment. Je vous répète que je suis votre allié. Sans moi, vous êtes condamnés, vous et votre espèce. Il faut vous fier à moi.
» — Mais, protestai-je, que peut faire une pitoyable poignée d’êtres humains contre des surhommes nantis de superpouvoirs ?
» Il me répondit que nous ne pouvions effectivement rien faire sans un puissant allié dans la place. Il était cet allié. Nous devions, tous les douze, nous rendre au pôle Nord, là où se trouvait la tour des brumes, au milieu de l’océan. Mais il était nécessaire que nous accomplissions le voyage par nos propres moyens. Il aurait pu nous fournir un moyen de transport, mais il ne voulait pas le faire. Il refusait de me dire pourquoi.
» — Je suis obligé d’être extrêmement prudent, m’expliqua-t-il seulement. De votre côté, vous devez me promettre de ne révéler la teneur de cette conversation à personne. Personne excepté les onze autres humains que j’ai choisis. Mais soyez très vigilant, surtout. Si jamais un de leurs espions découvrait votre secret, vous seriez immédiatement capturé et tout souvenir de vos entretiens avec moi serait effacé. Quant à moi, je serais exposé à des dangers encore plus grands.
» — Mais comment ferai-je pour reconnaître les onze autres ? demandai-je. Comment et quand nous rencontrerons-nous ? Où sont-ils actuellement ?
» Tout en l’interrogeant ainsi, j’éprouvais à la fois un sentiment d’euphorie et d’effroi. Comment ! L’un des êtres qui avaient ressuscité l’humanité et bâti cette planète venait me trouver, moi, Savinien de Cyrano de Bergerac, pour me demander de l’aider ! Moi qui n’étais qu’une simple créature humaine, quelle que fût la valeur de certains de mes talents, j’avais été choisi parmi des milliards d’autres !
» Il connaissait assurément son homme. Il savait que j’étais incapable de résister à un tel défi. Si j’avais eu l’usage de mes jambes, j’aurais d’abord croisé le fer avec lui – si nous avions possédé des épées – puis nous aurions trinqué – s’il y avait eu du vin – en l’honneur de notre alliance.
» — Puis-je compter sur vous ? me demanda-t-il à nouveau.
» — C’est entendu, répondis-je. Vous avez ma parole, et je n’ai pas l’habitude de revenir là-dessus.
» Le reste de notre conversation n’a pas beaucoup d’importance, Jill… excepté un détail. Je devais prévenir Sam Clemens de rechercher un certain Richard Francis Burton, qui faisait partie des douze. Ensemble, nous devions attendre une année entière à Virolando l’arrivée des autres. Au bout de ce laps de temps, si certains n’étaient pas encore arrivés, nous devions continuer sans eux. Mais entre-temps, l’Etranger promettait de se manifester à nouveau. Peut-être très bientôt, ajouta-t-il.
» Il me donna quelques indications qui devaient me permettre de rejoindre Sam Clemens. Celui-ci se trouvait en aval, à dix mille lieues de l’endroit où j’étais. Il avait entrepris la construction d’un grand navire à aubes, grâce au métal d’une providentielle météorite. J’avais déjà entendu parler de Clemens, bien qu’il fût né cent quatre-vingt-un ans après ma mort. Le hasard ne faisait-il pas qu’au moment même où l’Etranger me parlait, c’était l’ex-femme terrestre de Clemens, ma bien-aimée Livy, qui dormait à côté de moi dans mon lit ? J’expliquai cela à mon visiteur, qui gloussa de rire en disant : « Je sais ».
» — La situation ne risque-t-elle pas de devenir embarrassante ? objectai-je. Particulièrement pour Livy. Pourquoi le grand Clemens me prendrait-il à bord de son encore plus grand navire, dans ces conditions ?
» — Qu’est-ce qui est plus important pour vous ? me demanda-t-il en manifestant, me sembla-t-il, une certaine impatience. Une femme ou le salut de l’humanité ?
» — Tout dépend de quelle femme il s’agit, répondis-je. Objectivement et humainement parlant, il n’y a pas de discussion possible. Je suis humain, mais je ne suis pas objectif.
» — Allez-y et vous verrez bien ce qui se passera. Peut-être que cette femme vous conservera la préférence.
» — Quand Cyrano de Bergerac brûle d’amour, il ne s’agit pas d’un feu que l’on puisse éteindre à volonté.
» Sur quoi il se leva en disant : « A bientôt », puis il sortit. Je me traînai, tant bien que mal, en me servant uniquement de mes bras, jusqu’à la porte que je poussai. Il n’y avait aucun signe de lui au-dehors. Une demi-heure plus tard, je recouvrai l’usage de mes jambes.
» Le lendemain, j’annonçai à Livy que j’étais fatigué de demeurer au même endroit. Je voulais voyager, visiter ce meilleur des mondes. Elle me répondit qu’elle avait assez voyagé pour sa part, mais que si je partais elle m’accompagnerait car elle ne voulait pas me quitter. Voilà. La suite, tu la connais.
Jill éprouvait un étrange sentiment d’irréalité. Elle ne mettait pas en doute l’authenticité du récit que venait de lui faire Cyrano, mais elle avait l’impression d’être une actrice sur une scène dont le décor dissimulait quelque chose de terrifiant. De plus, on avait oublié de lui communiquer son rôle.
— Non, je ne connais pas la suite, fit-elle remarquer à Cyrano. Que s’est-il passé quand tu as retrouvé Clemens ? Savait-il des choses que tu ignorais ? Est-ce que vous avez rencontré d’autres élus faisant partie des douze ?
— Clemens a reçu deux fois la visite d’un Ethique. Il l’appelle « X » ou bien « Le Mystérieux Etranger ».
— Il a écrit un livre qui portait ce titre. Il s’agit d’un récit très sombre, amer et fondamentalement pessimiste. Le « Mystérieux Etranger », c’est Lucifer.
— Je sais, il m’en a parlé. Mais pour répondre à ta question, il n’en savait pas plus que moi. A part le fait que la météorite à laquelle j’ai fait allusion tout à l’heure avait été guidée exprès pour qu’elle tombe à portée de Sam.
— Tu te rends compte de la quantité d’énergie dont il faut disposer pour réaliser une chose pareille ?
— On me l’a déjà expliqué. N’importe comment, Sam n’a pas respecté la parole qu’il avait donnée à son Mystérieux Etranger. Il a tout révélé à Joe Miller et à Lothar von Richthofen. Il prétendait qu’il ne pouvait pas vivre à côté d’eux en conservant un tel secret. Et il en connaissait deux autres parmi les douze. Une espèce d’homme des bois géant, aux cheveux roux, du nom de John Johnston, et… un nommé Firebrass !
Elle faillit laisser tomber sa cigarette.
— Firebrass ! Mais il…
— Précisément, fit Cyrano en hochant plusieurs fois la tête. Il s’agissait peut-être de l’un de ces espions plusieurs fois mentionnés par l’Ethique sans autre explication. Je n’ai jamais revu mon Ethique, malgré ses promesses, et les nombreuses questions que j’aurais à lui poser sont donc demeurées sans réponse. Mais je suis persuadé, sans pouvoir le prouver, qu’il aurait été grandement surpris en apprenant que Firebrass prétendait faire partie des douze. C’était peut-être un espion. Mais cela n’explique pas l’attitude de Thorn et d’Obrenova.
— Est-ce que Johnston et Firebrass t’ont appris quelque chose de plus ?
— Sur l’Ethique ? Non. Johnston n’a reçu qu’une seule visite. Firebrass, de toute évidence, ne faisait pas partie des douze. L’Ethique ne devait pas savoir que c’était un espion. Comment aurait-il été au courant, à moins de se glisser lui-même dans notre groupe sous un déguisement quelconque ? C’est peut-être ce qu’il a fait. Mais s’il avait des raisons de soupçonner Firebrass, il ne nous en a jamais parlé. Non, ce qui me préoccupe le plus, dans tout cela, c’est que l’Ethique n’est plus jamais venu nous voir.
Jill dressa soudain la tête.
— Crois-tu que Piscator pourrait être de leur côté ?
Cyrano cessa de faire les cent pas, haussa les épaules et les sourcils puis écarta les bras, mains levées vers le ciel.
— A moins qu’il ne revienne nous donner la réponse lui-même, nous ne le saurons jamais.
— Chacun a ses motivations et ses contre-motivations, murmura Jill. Il y a trop de rouages occultes dans cette histoire. Les sept voiles de Mâyâ nous empêchent de voir la réalité.
— Pardon ? Ah, oui ! Tu fais allusion au concept hindouiste de l’illusion.
— Je ne pense pas que Piscator soit un espion, reprit-elle. Pourquoi m’aurait-il confié, alors que je ne soupçonnais encore rien, que quelque chose d’obscur et de mystérieux était en train de se tramer ?
Plusieurs coups frappés à la porte les firent sursauter tous les deux.
— Capitaine ! C’est Greeson, chargé de la fouille du Secteur 3. Nous avons tout passé au peigne fin à l’exception de la salle de navigation. Mais si vous voulez, nous pouvons revenir plus tard.
— Non, fit Jill en se levant. Vous pouvez entrer.
— Nous reprendrons cette discussion plus tard, dit-elle à Cyrano. Il y a encore beaucoup trop de points en suspens.
— Je doute qu’ils reçoivent une réponse dans l’immédiat.